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Dossier libraire...
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Dossier libraire...

Régulièrement sur Actusf, nous donnons la parole aux auteurs, aux éditeurs, aux spécialistes, aux illustrateurs, aux traducteurs et aux lecteurs de science fiction, de fantasy et de fantastique. Mais jusqu'ici nous n'avions que rarement sollicité les libraires. C'est désormais chose faite. En mai et en juin, nous avons demandé à plusieurs d'entre eux de répondre à un petit questionnaire. Si quelques-uns n'ont pas pu participer faute de temps, la grande majorité nous a fait le plaisir d'accepter.
 
Répartis sur toute la France, ces douze libraires sont spécialisés dans l'Imaginaire. Six sont des structures totalement indépendantes en tout ou partie exclusivement consacrées à ce genre : L’Atalante à Nantes, Trollune à Lyon, Imaginaute à Tours, Soleil Vert à Calvisson, O’Merveilles à Grenoble et Critic à Rennes. Les six autres sont de grandes librairies qui ont un rayon conséquent de science fiction, fantasy et fantastique : Gwalarn à Lannion, le Virgin Megastore des Champs Élysées et Gibert Joseph St Michel à Paris, Mollat à Bordeaux, Album à Toulouse et Sauramps à Montpellier.
 
Si l'on se gardera bien de tirer de grandes généralités (il y a bien d'autres librairies et rayons spécialisées et ces douze-là ne représentent qu'une partie des ventes d'Imaginaire), on trouvent quelques réponses à certaines des questions qui se posent aujourd'hui. Une manière de prendre la température de leur profession...
 
Commençons par la vocation : comment sont-ils devenus libraires ?
Sur les douze libraires que nous avons interrogés, seuls deux ont suivi une formation spécifique avant de se lancer : Eric (Critic) et Loïc (Mollat). Les autres ont parcouru des chemins détournés avant de travailler en librairie, soit après des parcours chaotiques pendant leurs études ou dans le monde professionnel comme Charles (Trollune) et Frédéric (O’Merveilles), soit parce qu’il n’y avait pas de débouchés dans leur branche. Par exemple, Gwen (L’Atalante) avait un diplôme d’archéologie, Cathy (Album) de diététique et Jean-Damien (Virgin) travaillait pour le compte de séries d’animation pour la télévision. Ceux-ci ont donc appris leur métier sur le tas et évoquent souvent des hasards et de la chance dans leur cheminement pour rejoindre le rayon Imaginaire.
 
Comment choisissent-ils les ouvrages qu'ils ont dans leurs rayons ?
Pour schématiser brièvement, dans la chaîne du livre, les libraires reçoivent en général des représentants chargés de les informer des prochaines nouveautés des éditeurs dont ils s'occupent. Une visite qui se fait entre plusieurs mois avant la sortie du livre jusqu'à quelques semaines après (pour les plus petits éditeurs). À l'issue de la discussion, les libraires décident des titres et de la quantité de chaque livre qu'ils souhaitent. Ils les paient (ils avancent donc de la trésorerie) puis présentent les ouvrages à leurs clients. En cas de succès, ils recommandent les titres qui ont bien marché (réassort). En cas d'échec, ils ont un délai pour renvoyer les invendus et se faire rembourser. En moyenne, sur un livre vendu, un libraire, selon sa taille, touche entre 33 et 40% du prix du livre.
 
Comment choisissent-ils les livres qu'ils désirent ? La plupart d'entre eux dit essayer de prendre le plus de nouveautés possible, voire de viser l'exhaustivité comme Frédéric à Grenoble (O’Merveilles). Le choix se fait ensuite sur les titres qu'ils souhaitent mettre en avant. C'est la partie la plus difficile. Loïc (Mollat) commande en plus grand nombre les ouvrages qui selon lui ont le plus de chance de se vendre afin de les mettre « sur table », là où se trouvent les nouveautés.
 
Pour se décider sur les livres qu'ils veulent « pousser », nos libraires expliquent d'abord penser à leurs clients les plus fidèles et à leurs goûts au moment de commander. Par exemple, Steph (Imaginaute) : « Je choisi les titres en fonction des goûts de ma clientèle dans un premier temps, des livres que je veux absolument faire découvrir dans un deuxième ». Plusieurs d'entre eux regardent également les ventes précédentes du même auteur ou du même éditeur. Une logique comptable qui se double d'une recherche d'informations. À Rennes, Eric (Critic) se renseigne en lisant des blogs et des sites en anglais. Même chose pour Herveline (Soleil Vert) qui parcourt pas mal le web. Jean-Damien (Virgin) consulte lui plutôt des revues papier comme Bifrost.
 
Au-delà de cette prise de commande se pose également la question des livres invendus que les libraires retournent à l'éditeur (ce que l'on appelle les retours). Pour éviter de sortir trop de trésorerie, Charles (Trollune) a souvent tendance à ne prendre qu'un seul exemplaire de chaque nouveauté, quitte à recommander derrière en cas de vente. Une sorte de flux tendu pour limiter les risques. La question est cruciale et comme le rappelle Jean-Damien (Virgin), elle concerne autant les libraires que les éditeurs, trop de retours pouvant avoir un impact catastrophique pour une maison d'édition.
 
Chacun de nos douze libraires semble en tout cas très attentifs à l'étape de la commande.
 
Y-a-t'il des genres qui se vendent mieux que les autres ?
 
Le marché de l'imaginaire est en perpétuelle mutation. Après la vague SF de la fin des années 90 et l'explosion de la fantasy dans la décennie suivante, le phénomène de la Bit Lit, entendez des romans autour des vampires et de différents monstres (le terme a été inventé par Bragelonne), déferle dans les librairies depuis quelques mois. Qu'en est-il réellement ? Qu'est-ce qui se vend le mieux chez nos libraires ?
 
Le constat de plusieurs d'entre eux confirme ce ressenti. Le phénomène Bit Lit « a triplé son emprise sur le rayon SFFF en l’espace d’une année » selon Olivier (Sauramps). Même chose pour Cathy (Album) et Jean-Damien (Virgin) qui vendent désormais plus de Bit Lit que de fantasy et de science fiction (dans cet ordre).
 
Néanmoins le raz de marée n'est pas total. D'abord parce que plusieurs libraires mettent en avant l'importance de leur conseil aux clients. C'est le premier facteur de vente (comme on le verra tout à l'heure). Résultat chez Eric (Critic), le genre importe finalement assez peu et un roman de science-fiction comme Le Fleuve des Dieux de Ian McDonald s'est aussi très bien vendu dans sa librairie. Même son de cloche chez Frédéric (Ormerveilles) ou chez Gwen (l’Atalante) qui met en avant le "transgenre" avec de bons chiffres pour les livres relevant de ce domaine.
 
Ils sont plusieurs à apporter quelques nuances à cette importance de la Bit Lit. Julien (Gibert) estime que ce genre se vend certes très bien mais essentiellement sur la nouveauté. Une fois l'actualité dépassée, les ventes s'effondrent. Chez Loïc (Mollat), la Bit Lit ne représente que 15% des ventes, loin derrière les 60% de la fantasy et les 25% de la science-fiction. Et si elle envahit les librairies, il évoque le souci de sa mise en place dans les rayons puisque la Bit Lit se retrouve aussi bien en Jeunesse que dans les rayons d'Imaginaire plus « adulte ». Un souci de classement qui pose une question plus large sur l'Imaginaire aujourd'hui puisque son destin en tant que genre ne se joue désormais plus seulement dans les rayons qui lui sont réservés dans les librairies.
 
Enfin, pour Loïc (Mollat), « la question n’est plus de savoir quel genre ou quel courant se vend le mieux. Depuis les cinq ou six derniers mois, la différence significative se fait entre le poche et le grand format. Les ventes de ce dernier accusent un fort ralentissement qu’on ne constate pas pour le poche. La faute sans doute au contexte économique, au prix des livres, à la concurrence de la vente d’occasion ». Les lecteurs seraient-ils plus soucieux de leur porte monnaie ces derniers mois au moment de choisir un livre ?
 
La SF est-elle sur le déclin en termes de ventes ? Qu'en est-il de la fantasy ?
 
On a parfois tendance à dresser un tableau assez noir de la situation de la science-fiction en France. Loin, très loin, des chiffres de l'âge d'or des années 60 ou 70 où les ventes se comptaient régulièrement en dizaine de milliers d'exemplaires pour chaque livre, la fourchette se situe plutôt aujourd'hui de quelques centaines à quelques milliers d'exemplaires vendus. Genre leader depuis une dizaine d'années, la fantasy a-t-elle provoqué le déclin de la science-fiction en France ? Y a-t-il vraiment un déclin ? Est-ce que la SF se vend moins bien ces dernières années ? La faute à la fantasy ?
 
Les réponses des libraires ne sont pas aussi tranchées. S’ils sont assez d’accord pour dire que la fantasy se vend globalement mieux (une littérature plus facile d'accès pour Herveline (Soleil Vert) ou Jean-Damien (Virgin)), les ventes semblent s'éroder chez plusieurs de nos libraires (notamment chez Olivier (Sauramps)). Pour Julien (Gibert), l'explication est simple : « La fantasy perd du terrain car la Bitt-Litt lui grignote de la place ».
 
Quant à la science-fiction, la situation n'est pas si dramatique. Nos libraires indiquent que les ventes sont plutôt stables et que l'on peut encore faire de beaux succès à condition de pousser les livres. Pour Loïc (Mollat) : « Si on se bat, on fait encore de très belles ventes avec des titres SF (Spin est dans le top 5 de mes ventes de grands formats, par exemple), et les grands auteurs du fonds SF sont toujours bien fréquentés par des lecteurs de tous âges. Par ailleurs, c’est encore la SF qui a le plus de chance d’attirer des lecteurs qui ne lisent habituellement pas d’imaginaire, avec des romans en lien étroit avec nos préoccupations actuelles ou qui ont une dimension plus littéraire. »
 
Beaucoup conservent également un noyau dur de lecteurs de science fiction. C'est le cas de Charles (Trollune) ou de Gwen (L'Atalante). L'offre en SF serait même insuffisante selon eux. Pour Olivier (Sauramps), « la SF a clairement subi le contrecoup de l’essor de la fantasy, avant tout parce que l’on publie moins de l’une pour laisser plus de place à l’autre ». David lance même un appel : « Amis éditeurs, si vous me lisez, je vous en prie : mes clients et moi-même voulons du space opera, des aliens, des planètes lointaines et toutes ces sortes de choses ! »
 
La question agace Frédéric (O’Merveilles) : « Franchement, avec le recul, le discours sur le prétendu déclin de la SF me paraît totalement inexact dans les faits. J’ai à peu près autant de livres de SF que de Fantasy, les clients sont assez également répartis entre les deux sous-genres. La Fantasy occupe de plus en plus de place dans le paysage éditorial, c’est vrai, mais je vois plutôt ça comme un rattrapage du retard français dans le domaine par rapport à la SF des années 70 à 90 ».
 
À écouter nos libraires, on peut également s'interroger sur la pertinence de la problématique des genres. Gwen (L'Atalante) met d'abord en avant des livres transgenres pour lesquels toute classification est difficile. Pour Steph (Imaginaute) et Eric (Critic), l'enjeu se situe surtout au niveau du contenu. Selon ce dernier : « Je crois que peu importe le genre finalement, la majorité des lecteurs veut des livres de divertissement, du fun, de l’évasion », même si pour Herveline (Soleil Vert), « Cela traduit sans doute un malaise social : le manque de temps pour lire des ouvrages plus conséquents ou la baisse d’exigence qu’on se donne à soi-même pour aborder des romans plus denses. Ou tout simplement cette littérature populaire retrouve ses racines fondamentales, celle et seulement celle de distraire sans trop s’investir quand notre quotidien est si peu réjouissant. »
 
Enfin, la question des genres aura-t-elle de l'importance pour les futurs lecteurs d'Imaginaire ? Rien n'est moins sûr... « Je pense que le lectorat de la littérature d’imaginaire évolue lentement vers moins de restrictions de choix pour un genre. Le lectorat actuel du rayon « Jeune adulte » a des lectures plus variées, quand il ira piocher ses livres dans le rayon "imaginaire adulte" pourquoi se bornerait-il à l’ancien schéma Sf/Fantasy/Fantastique » conclut Jean-Damien (Virgin).
 
Le brassage des lectorats est-il possible ?
 
Parmi les généralités sur l'Imaginaire, il est courant de dire que les lecteurs de science fiction sont plutôt masculin, que les femmes préfèrent la fantasy et que les jeunes lecteurs (les « Jeunes Adultes » de 15 à 25 ans) ont tendance à opter plutôt pour la Bit Lit. Trois types de lectorats qui se retrouvent dans un même rayon. Les frontières sont-elles aussi marquées ?
 
Globalement, selon nos interviewés, la réponse est assez tranchée. « J’ai cru constater que les lecteurs de Space Op’ plus ou moins militaristes partagent avec les lectrices de Bit Litt’ un rejet de tout autre littérature que la leur » selon Loïc (Mollat). Même son de cloche chez Oliviern (Sauramps).
 
Des lectorats impossibles à réconcilier ? Pas si sûr. D'abord parce que selon Gwen (L'Atalante), certains gros lecteurs dévorent de tout, SF et Bit Lit compris... Et il lui arrive de conseiller à des jeunes femmes d’autres livres que de la Bit Lit.
 
Pour Eric (Critic), la question des genres est définitivement hors de propos : « la plupart des lecteurs se moquent des genres si le livre qu’ils ont entre les mains les « piègent » au bout de dix pages et ne les lâchent pas avant la fin. »
 
Séparer dans les rayons la science fiction et la fantasy ?
 
C'est une question qui se pose depuis quelques années. Puisque la science fiction et la fantasy n'ont pas, a priori, les mêmes lecteurs, faut-il séparer les deux rayons (sans parler de la Bit Lit) ? Parmi nos libraires, il y a les pour, les contre et ceux qui y ont été contraints par leur direction et qui en tirent un premier bilan.
 
Dans les pour, Fred (O'Merveilles) a mis ce système en place depuis la création de sa librairie. Selon lui, les retours de ses clients sont bons. Il a même poussé le classement encore plus loin pour regrouper des livres sur un même thème.
 
Les contre ont souvent un avis assez tranché. Pour Herveline (Soleil Vert), c'est « un débat sans fin qui tient pourtant plus d’une politique commerciale que d’un réel souci de confort à l’encontre du client. » Olivier (Sauramps) prévient : « ces genres sont déjà dans un « ghetto » littéraire, inutile d’en créer de nouveaux. Cela reviendrait à couper les dernières passerelles qui peuvent exister entre eux, à séparer la production de certains auteurs... ».
 
Avec ironie, David (Gwalarn) imagine même aller plus loin : « pourquoi ne pas carrément ranger tous les livres dans un grand et magnifique interclassement (…) il suffit de lire par exemple Murakami, Sanchez Pinol ou Somoza, édités respectivement chez des éditeurs de littérature dite "blanche", Belfond et Actes Sud, pour se dire que du fantastique, ça fait longtemps qu’on en trouve dans les rayons de littérature tout court ! »
 
Et puis il y a ceux qui expérimentent le système sur ordre de leur direction. Cathy (Album) va devoir s'y mettre prochainement et elle est pour l'instant reservée. Jean-Damien (Virgin) est lui plus critique en dénonçant l'un des écueils de ce genre de système : « Il sera plus difficile de vendre ce qu’a fait George R. R. Martin en SF, vu que le gros de ses ventes concerne le Trône de fer (...). Séparer les genres, c’est aussi réducteur quand on s’intéresse plus à l’écrivain qu’au genre ».
 
Loïc (Mollat) a peut-être lui trouvé la solution :
« Je fais la distinction entre SF, Fantasy et Fantastique sur mes tables de nouveautés grand format et c’est tout. Les nouveautés en poche sont mélangées ; le rayon grands formats est classé par auteur ; le rayon poche aussi, à deux exceptions près : les franchises de jeux/films sont classées à part, ainsi que la bit-lit (à part mais en bonne place). »
 
Comment peut-on expliquer le succès d'un livre ? 
 
C'est la grande question qui hante les nuits des éditeurs et des auteurs. Pourquoi un livre se vend ? Qu'est-ce qui fait qu'un titre devient d'un seul coup un grand succès ? Nous leur avons demandé si les couvertures, le nom des auteurs, le conseil des libraires ou le « buzz » peuvent favoriser les ventes...
 
Si certains de nos libraires affirment malicieusement qu'ils aimeraient avoir la solution pour la revendre aux éditeurs, plusieurs mettent d'abord et avant tout la force de leur prescription auprès des lecteurs. Quand ils aiment, ils conseillent. Et quand ils recommandent, ils vendent. « Dans ces rayons, outre les quelques titres très attendus, les « gros scores » se font toujours sur le conseil, sur les livres qu’on soutient, qu’on garde sur table et qu’on aime proposer. » Olivier (Sauramps). David (Gwalarn) renchérit « globalement, nos plus grosses ventes restent les titres que nous défendons. » Quant à Herveline (Soleil Vert) : « Au début, on commandait presque toutes les nouveautés mais très vite on s’est rendu compte qu’on ne vendait bien que nos coups de cœur. » Une force du conseil qui représente selon Jean-Damien (Virgin) entre 5 et 10% des ventes. Beaucoup font également de petites fiches pour guider les lecteurs comme Cathy (Album) ou Eric (Critic).
 
S'ils sont d'accord sur l'importance de ce contact avec le client, ils ont des avis divergents autour des couvertures. Pour Jean-Damien (Virgin), David (Gwalarn) et Julien (Gibert), une couverture peut aider ou au contraire défavoriser un livre. En revanche, cela n'a que peu d'impact pour Loïc (Mollat). Quant à la renommée de l'auteur, elle est primordiale pour Charles (Trollune). Le succès appelle le succès puisque de manière mécanique les libraires commandent les nouveautés en partie sur les ventes des livres précédents de l'auteur.
 
Loïc (Mollat) évoque aussi le bouche à oreille, le buzz et les prix, mais à condition que ces derniers soient bien signalés par un bandeau. Pour Gwen (L'Atalante), le prix Hugo fait encore vendre, idem dans une moindre mesure pour le GPI. Mais selon Eric « Le grand public se fout de savoir que tel livre a gagné le GPI ou que tel autre a eu une bonne critique sur un site spécialisé. Le grand public ne connaît ni l’un ni l’autre. Par contre, quand il voit une pile de notre dernier coup de cœur avec dix commentaires, forcément là, il a envie d’ouvrir ce roman. »
 
La raison du succès tient sans doute à l'alchimie de tous les facteurs (couv, auteur, prix, bouche à oreille, buzz...). Une potion encore aujourd'hui bien étrange...
 
Parlons de la (sur)production.
 
Si l'on évoque les deux/trois dernières années, les libraires et les lecteurs ont vu arriver de nouvelles maisons d'édition, des plus grosses comme Milady, Orbit ou Eclipse aux plus modestes comme Critic, Hyrdromel, Ad Astra, L'Homme sans nom ou Lokomodo... Résultat, une inflation du nombre de nouveautés tous les mois. Comment les libraires jugent ce phénomène ? Est-ce un souci pour eux ?
 
Globalement, ça leur pose d'abord un problème de place. Loïc de Mollat explique qu'il est désormais obliger de faire des choix dans les livres qu'il peut mettre en avant, faute de ne pouvoir tout lire. Une fois les grands éditeurs passés, il a également moins de place qu'il le souhaiterait pour mettre en avant les « petits » éditeurs ou des éditeurs qui ont une petite production en nombre. Ils sont donc moins visibles. Autre écueil, les nouveautés restent moins longtemps sur les tables et les lecteurs risquent de s'y perdre selon Olivier (Sauramps). Julien (Gibert) résume la situation « Le résultat est simple : une nouveauté ne reste que 4 à 6 semaine sur table. Évidemment un Werber, un King ou un Goodkind vont rester plus longtemps, donc les « petits » sont pénalisés. »
 
Pour David (Gwalarn) « Quand pour faire de la place à un livre, on est obligé d’en retourner un autre qui est arrivé à peine deux mois auparavant, oui, c’est grave. Pour nous, pour l’éditeur, et par définition pour l’auteur, je ne pense pas que ce soit très sain d’être en état de retour permanent, cela n’a aucun sens. »
 
Les optimistes comme Loïc (Mollat) y voient eux une chance : « il faut quand même reconnaître que la surproduction ambiante garantit une grande richesse de l’offre. » Même tendance chez Fred (O'Merveilles), Steph (Imaginaute), Charles (Trollunes) ou chez Eric (Critic) qui affirme « en tant que lecteur, je pense que l’on vit un âge d’or ; je n’ai pas assez de temps pour lire tous les bons livres. » Un contexte qui est selon lui également favorable sur le plan commercial « dans la jungle éditoriale les gens se tournent plus volontiers vers les spécialisés. »
 
Un avis qui n'est pas partagé par ceux qui comme Gwen (L'Atalante) trouvent que la qualité moyenne a plutôt tendance à baisser.
 
Jean-Damien (Virgin) estime que cela génère trop de retours avec des conséquences pour les éditeurs : « Est-ce viable pour un éditeur de pilonner ou sur stocker des titres parce qu’il en édite trop ? » tandis que Cathy (Album) pense elle aussi aux éditeurs, et notamment aux plus petits : « Si les frais d’expédition aller et retour se multiplient avec une diversité de "petites" mises en place, je me fais remonter les bretelles, normal. Donc, le conseil aux petits éditeurs : regroupez-vous pour la diffusion et/ou la distribution. » Simple affaire comptable mais qui, du coup, peut avoir des conséquences sur les livres qu'elle choisit.
 
Et si entre les lignes, les gros producteurs comme Eclipse et Bragelonne/Milady qui publient plusieurs titres par mois sont montrés du doigt, Herveline y va aussi de son coup de griffe contre l'autoédition : « Sans compter toute cette longue traîne qui a le droit d’exister mais qui est desservie par une multitude d’imprimeurs (j’insiste sur ce mot) qui éditent à compte d’auteurs des gens souvent immatures voire sans aucun talent, markétés au lance-pierre et corrigés par Word version préhistorique. »
 
Au delà des problèmes mécaniques qu'engendre une production en hausse depuis quelques années (moins de temps de présence pour les nouveautés, des libraires de plus en plus soucieux de leurs choix, des retours plus importants), le phénomène n'est pas forcément rejeté par les libraires... À condition que la qualité soit au rendez-vous...
 
Où l'on parle des « classiques » du genre...
 
Lorsqu'un livre n'est plus une nouveauté, il est considéré comme faisant partie du « fonds » des librairies. Un stock qui souvent comprend les grands classiques de la science fiction ou de la fantasy ainsi que des livres qui sont désormais difficilement trouvables. C'est une mine d'or pour les lecteurs peu intéressés par les nouveautés. Une autre manière de lire, au-delà de la simple actualité. Mais est-ce que nos libraires ont l'occasion de développer cet aspect dans leurs magasins ?
 
Tous affirment attribuer beaucoup d'importance au fonds de leur librairie. C'est, disent-ils, ce qui les démarquent des grandes chaînes qui vendent essentiellement des nouveautés. Reste qu'ils gèrent leur fonds, c'est-à-dire les titres et leur nombre qu'ils ont sur leurs étagères comme ils gèrent leurs nouveautés. C'est souvent aussi un problème de place pour les librairies généralistes dans lesquelles l'Imaginaire n'est qu'un des rayons. David (Gwalarn) essaie par exemple de proposer un maximum de livres en poche pour avoir plus de livres dans un même espace. Même chose chez Olivier (Sauramps) qui a notamment tout Présence du futur en rayon et essaie de garder les nouveautés en grand format au moins un an. D'autres compensent en proposant de commander les livres qu'ils n'ont pas comme Jean-Damien (Virgin) ou en développant leur site internet comme Loïc (Mollat), ou leur rayon occasion comme Julien (Gibert).
 
Leur métier a-t-il évolué ces dernières années ? Qu’est-ce qui a changé ?
 
Si le métier de vendre des livres reste le même, les aspects techniques ont évolué avec l'arrivée de l'informatique et des outils de gestion des stocks et des commandes. Le nombre toujours plus élevé des nouveautés les amènent à changer de comportement vis à vis des livres qu'ils prennent dans leur boutique. Romans et recueils restent donc moins longtemps sur les tables. Julien (Gibert) évoque aussi une baisse moyenne des ventes de livres. Idem pour Steph (Imaginaute) qui indique : « Pour ma part, je ne vends pas moins de Sf qu’il y a 10 ans, je vends moins de livres tout simplement ». À noter enfin que Fred (O'Merveilles) explique que son rôle a désormais changé et qu'il a de plus en plus de casquettes au fur et à mesure qu'il inscrit sa librairie dans la vie culturelle grenobloise. C'est un aspect de nos libraires que nous n'avons pas encore évoqué. Parmi les douze, plusieurs d'entre eux ont des activités en dehors de leur librairie. Fred (O'Merveilles) n'hésite pas à prendre son camion pour délocaliser sa librairie le temps d'un salon (il s'occupe notamment de la librairie des Rencontres de l'Imaginaire de Sèvres), Eric (Critic) participe aux Etonnants Voyageurs comme Gwen (L'Atalante) qui travaille également sur les Utopiales. Quant à Charles (Trollune), il est à l'origine du jeune salon Octogone à Lyon (deuxième édition fin 2011).
 
Les meilleures ventes en 2010 ?
 
Lorsqu'on leur demande quelles ont été leurs meilleures ventes en 2010, une quinzaine de titres reviennent plusieurs fois : Cygnis de Vincent Gessler, Janua Vera et Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski, Le Déchronologue de Stéphane Beauverger, Fils des Brumes de Brandon Sanderson, plusieurs des derniers romans de Terry Pratchett, Spin de Robert Charles Wilson, La Communauté du Sud de Charlaine Harris, La Horde du contrevent d'Alain Damasio, La cité des anciens de Robin Hobb, Stalker de Boris et Arkadi Strougatski, Le Trône de fer de George R.R.Martin, les livres de Terry Goodkind, Chien du heaume de Justine Niogret, Farenheit 451 de Ray Bradbury et La Fraternité du Panca de Pierre Bordage.
 
Difficile d'avoir des chiffres globaux sur les ventes de ces livres. Mais on le voit, la science-fiction n'est pas absente de ce classement alors que la Bitt Lit n'y apparaît que rarement. Spin de Robert Charles Wilson reste un incontournable quatre ans après sa traduction en français tout comme La Horde du contrevent d'Alain Damasio (une autre rêve d'éditeur et d'auteur, quand le succès d'un livre se prolonge sur plusieurs années et que le poche prend le relais du grand format).
 
Quels sont leurs derniers coups de cœur de lecteur ?
 
Les avis sont plus hétéroclites. Parmis les livres cités plusieurs fois, Rêves de gloire de Roland C. Wagner arrive largement en tête. Si la prescription joue un rôle aussi important que le disent les libraires, alors il devrait connaît un bel avenir comme Planète à louer de Yoss, D'or et d'émeraude d'Eric Holstein, Le Fleuve des Dieux de Ian McDonald, Destinations Ténèbres de Frank M.Robinson et Sans âme de Gail Carriger.
 
 
En guise de conclusion
Cette petite enquête aura apporté quelques éléments de réponse sur ce qu'il se passe en librairie. Oui la fantasy domine mais ses ventes s'érodent alors que la Bit Lit est en hausse et que la science-fiction est stable. Non, la science-fiction n'est pas morte, les éditeurs n'en publieraient même pas assez pour combler les fans. Oui, il y a surproduction, mais parce qu'il y a multiplication des petits éditeurs, surtout à cause de certains mastodontes. Et oui, cela dessert libraires et lecteurs avec moins de temps pour exposer les nouveautés dans les rayons d'Imaginaire, tout en laissant moins de place pour des éditeurs ayant un faible de rythme de parution ou les petites maisons d'édition. Cette surproduction propose aussi un choix plus grand pour contenter les lecteurs. Oui ces derniers sont différents en fonction des genres qu'ils lisent. Mais il est possible de créer des passerelles, à condition que le libraire arrive à proposer et à suggérer d'autres types de livres à son lectorat. Les libraires lisent, eux, de tout. Leur conseil est le principal atout pour vendre un livre, devant l'auteur et la nouveauté. Oui chez eux, le fonds a encore de l'importance, même si beaucoup ne se contente plus d'accumuler toutes les parutions. Ils le gèrent dans une politique globale de leur rayon. Enfin ce n'est ni une bonne ni une mauvaise idée de séparer dans les rayons les différents genres. Des expériences sont en cours. À voir si elle apporte vraiment un plus en terme de ventes. Enfin, la Bit Lit semble se vendre en jeunesse et dans les rayons Imaginaire. Et si c'était la passerelle entre les deux pour amener les jeunes lecteurs à découvrir d'autres mondes, et réciproquement ?
 
Pour en savoir plus :
 
Les interviewés :
Loïc, Mollat à Bordeaux
Eric, Critic à Rennes
Olivier, Sauramps à Montpellier
Jean-Damien, Virgin Mégastore des Champs Elysées, à Paris
Julien, Gibert Joseph à Paris
Cathy, Album à Toulouse
David, Gwalarn à Lannion
 
Quelques autres librairies à visiter pour les amateurs d'Imaginaire (liste à compléter. N'hésitez pas à nous envoyer vos bonnes adresses)
Scylla à Paris
Librairie Ys (sur le web)
Fnac Forum et Fnac St Lazare à Paris
Fnac Part Dieu à Lyon
Le Furet du Nord à Lille
 
 
 
Quelques chiffres de l'Imaginaire glanés ici et là (si les internautes ont plus de chiffres, nous sommes preneurs). Sur les ventes, c'est Gilles Dumay (Denoël/Lunes d'encre) et Olivier Girard (Le Bélial) qui donnent le plus souvent des informations.
 
L'Essence de l'art de Iain M. Banks (Au Bélial') : 1765 exemplaires vendus (au 6 avril 2011)
Roi du matin, reine du jour de Ian McDonald (Lunes d'Encre) : 1800 ventes (Août 2010)
Spin de Robert Charles Wilson (Lunes d'Encre) : 19400 (Août 2010)
Fils des Brumes de Brandon Sanderson (Orbit) : 7 000 exemplaires (Mai 2011)
Axis de Robert Charles Wilson 6024 ex (Lunes d'Encre). (Mai 2011)
H2G2, de Douglas Adams l'intégrale de la trilogie en cinq volumes : 4971 ex (Lunes d'Encre). (Mai 2011)
Stalker de Boris et Arkadi Strougatski 4804 ex (Lunes d'Encre). (Mai 2011)
 
La librairie de L'Atalante a vendu 250 exemplaires de Janua Vera de Jean-Philippe Jaworski et 200 exemplaires du Déchronologue de Stéphane Beauverger.
 
Les chiffes Livre Hebdo/Ipsos des nouveautés en Imaginaire
2010 : 862 livres
2009 : 805
2008 : 675
2007 : 651 
2006 : 634 
2005 : 604 
2004 : 543 
2003 : 579 
2002 : 493 
2001 : 531 
2000 : 521
 
 
Répartition des ventes (en nombre d'exemplaires) :
 
2010 :
Flammarion (J'ai lu, Pygmalion, Flammarion...) : 26,3 %
Bragelonne (Bragelonne, Milady, Castelmore) : 25,5 %
Editis (Le Pré aux Clercs, Omnibus, Pocket, Pocket Jeunesse, 10/18, Fleuve Noir, Robert Lafont) : 14,1 %
Autres éditeurs : 10,8 %
Le Livre de Poche : 10,2 %
Folio : 7,7 %
Albin Michel : 3,4 %
Bibliothèque Interdite : 2,2 %
 
 
2009 :
J'ai lu : 21,2%
Milady : 14,8%
Pocket : 13%
Autres éditeurs : 11,7%
LGF : 8,9%
Folio :; 7,9%
Bragelonne : 7%
Albin Michel : 5%
Fleuve Noir : 4,5%
Librio : 3,4%
Bibliothèque interdite : 2,6%
 
 
2008 :
J'ai lu : 21.6%
Pocket : 15.6%,
Livre de poche : 11.7%,
Folio : 10.1%,
Bragelonne : 9.3%;
Fleuve Noir : 6.7%,
Librio : 3.9%,
Milady : 3.1%,
Bibliothèque Interdite : 2.1%,
L'Atalante : 1.8%,
Autres éditeurs : 14.3%
 
Enquête les français et le livre (2008)
 
GENRES DE ROMANS (AUTRES QUE POLICIERS) LUS LE PLUS SOUVENT (2 réponses maxi) :
Science fiction, fantastique, heroicfantasy, horreur : 23 %
Romans historiques : 24 %
Grands auteurs français du XXe siècle : 14 %
Grands auteurs étrangers du XXe siècle : 9%
Romans sentimentaux du type Harlequin : 19 %
Prix littéraires (Goncourt, Renaudot...) : 10 %
Biographies romancées : 15 %
Autres romans contemporains français : 27 %
Autres romans contemporains étrangers : 11 %
Autres genres de romans : 4%
 
Ebook :
Bragelonne : 20 000 titres vendus en numérique (mai 2011). 200 titres disponibles
 
A lire aussi :
Bifrost 61 : La science-fiction, questions et perspectives...

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