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Pierre-Paul Durastanti nous parle d'Harlan Ellison
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Pierre-Paul Durastanti nous parle d'Harlan Ellison

Actusf : Anthologiste qui a marqué son époque, auteur brillant, collaborateur pour de grandes séries de science fiction, qui était Harlan Ellison ?
Pierre-Paul Durastanti : Un écrivain. Pas un auteur, un écrivain. Un vrai, un tatoué. Qui venait d’un milieu populaire, qui s’est fait tout seul, à la force de ses deux poignets et de ses dix doigts. Quelqu’un qui tenait l’écriture pour un vrai métier, pour une activité professionnelle. Savoir ça, c’est comprendre ce qui sous-tend sa démarche, et un peu ses dérives.


 
Actusf : Commençons par l’anthologiste. En 1967 paraît Dangerous Visions, qui a marqué un véritable tournant pour la Science Fiction. Pour quelles raisons ?
Pierre-Paul Durastanti : L’idée dudit bouquin date de la fin 1965 ; elle vient d’une suggestion d’un Robert Silverberg agacé à son pote qui le fait suer sur les détails d’un contrat de réédition. « Pourquoi ne ferais-tu pas une anthologie ? HARLAN ELLISON PRÉSENTE LES EXCENTRIQUES DE LA S.-F. ou un truc dans ce goût là… » Ellison ne marche pas, il court. « Il m’a répondu aussitôt, par téléphone cette fois-ci, pour me déclarer non sans un certain émoi la chose suivante : il allait faire une anthologie de S.-F., oui – mais pour une grande maison d’édition […]. Et plutôt que de rassembler des textes déjà parus, il solliciterait des nouvelles inédites, d’un genre qu’aucun magazine de S.-F. de l’époque n’oserait publier. Des histoires dangereuses, disait Harlan – un livre de visions dangereuses. “Et d’ailleurs, ce sera ça, le titre”, a-t-il ajouté, désormais au paroxysme de l’excitation. “Dangereuses visions. Et je veux que tu m’écrives un texte, toi aussi.” » C’est le début de l’escalade au Vietnam, le mouvement des droits civiques bat son plein aux États-Unis, le Summer of Love approche, le rock évolue, mûrit… L’époque est à la fermentation, à la contestation. Le succès vient toujours d’être au bon endroit au bon moment – c’est ce qui va se passer avec Dangereuses visions : le moment propice était venu.
 
Actusf : Un mot sur le premier sommaire. Il fait rêver : Robert Bloch, Brian Aldiss, Philip K. Dick, Fritz Leiber, J. G. Ballard, Roger Zelazny, Norman Spinrad... Plusieurs textes ont été primés par la suite. Qu’est-ce que tu peux nous dire sur le contenu ? Est-ce que les visions des auteurs étaient réellement dangereuses ?
Pierre-Paul Durastanti : La novella de Sturgeon dépeint l’inceste sous un jour favorable. La nouvelle de Delany montre des astronautes castrés par nécessité, androgynes par résultat, qui se livrent à la prostitution pour le fric et le fun. Celle de Poul Anderson traite, en fin de compte, d’homosexualité, et plus spécifiquement de pédérastie. Le héros du court roman de Farmer est bi. Aucun de ces textes n’aurait pu paraître dans un magazine d’alors. D’autres sont irrévérencieux sur la religion (Lester Del Rey), la politique, la guerre… Surtout, ce que cette anthologie démontre, par le nombre de prix et de sélections que ses textes ont obtenus, ou même par le choix des auteurs, dont certains étaient sur le point de donner leurs œuvres majeures (Ballard et Silverberg, pour en citer deux), c’est qu’on pouvait allier audace et qualité. Il faudra attendre les années quatre-vingt et une nouvelle génération d’editors aux commandes des revues spécialisées, Gardner Dozois en tête, pour que leurs sommaires s’ouvrent de la sorte. Dangereuses visions aura par contre suscité ou facilité tout le phénomène des anthologies originales américaines dès le début des années soixante-dix – New Dimensions (pilotée par Silverberg, au fait), Universe, Orbit, Quark… – qui continueront cette politique d’ouverture.
 
Actusf : En France, l’anthologie a été publiée huit ans plus tard, est-ce qu’elle a eu le même effet sur les auteurs et les lecteurs de science fiction ?
Pierre-Paul Durastanti : Pour en avoir pas mal discuté avec ceux qui ont débuté vers cette époque, comme Jacques Barbéri, j’aurais tendance à dire que oui, même s’il s’est plus agi d’une des vagues que de la vague : il y avait dans le même temps d’autres anthologies, ou des , qui piochaient dans ce qui avait paru après Dangereuses visions. Mais ça a joué un rôle et le prestige attaché à ce titre n’est pas passé inaperçu. Incidemment, tu pourrais poser la question à Richard Comballot : lui, je pense, ne s’en est jamais relevé.


 
Actusf : Parlons de ses écrits à lui. Il a selon wikipédia publié plus de 1700 récits, nouvelles, romans ou essais. Que nous conseillerais-tu de lire de lui ?
Pierre-Paul Durastanti : Les Humanoïdes associés avaient lancé une collection dédiée à Ellison, dirigée par Jacques Chambon, je crois. Elle a eu trois titres qui valent tous le détour. La bête qui criait amour au cœur du monde, ce sont les textes des sixties, avec entre autres la nouvelle éponyme, prix Hugo, « Un gars et son chien », prix Nebula, et d’autres réussites, par exemple « Brisé comme un lutin de verre  ». La chanson du zombie, c’est une autre idée originale du bonhomme : composer un recueil de textes en collaboration – idée qui sera reprise par notre Jean-Pierre Andrevon national, au fait, avec Compagnons en terre étrangère – qui ressemble pas mal au Who’s Who, puisque ses partenaires ont pour nom Bloch, Delany, Sheckley (le très, très allumé « Je vois un homme assis dans un fauteuil et le fauteuil lui mord la jambe »), Silverberg, Sturgeon, van Vogt (le très, très bizarre « Les opérateurs humains »), Zelazny, etc. Hitler peignait des roses complètes, ce début de tableau avec des textes des seventies, sa période la plus riche, je pense, et surtout l’une de mes nouvelles préférées, « Croatoan ». Chambon a repris le flambeau chez Flammarion (publier Harlan Ellison, même quand on est son ami proche comme Jacques, qui était reçu chez lui et qui a pas mal vadrouillé en sa compagnie, ça a toujours été… compliqué), et composé un best-of de rattrapage, La machine aux yeux bleus, qui est une tuerie : «  La plainte des chiens battus », «  Le septième jour  », le magnifique « Jeffty a cinq ans » (le texte de l’auteur le plus primé), « Toute ma vie n’est qu’un mensonge »… S’il fallait se limiter à un, ce serait celui-ci. À signaler qu’Ellison le faisait figurer dans la liste de ses titres au sein de ses bouquins américains. Dérapages, qui a suivi, est un vrai recueil original, excellent, de la dernière période, avec là encore de beaux textes primés – et le bouquin entier avait obtenu le Locus.
Par contre, il va falloir écumer les bouquinistes ou faire vrombir les moteurs de recherche en ligne. Et La machine aux yeux bleus n’a même pas d’édition poche, ce qui est un scandale.

"Il écrit bien, parfois dans un mode très incantatoire ; il n’hésite pas à aborder des thèmes dérangeants (la violence, notamment faite aux femmes, l’avortement, la disparition du lien social, la douleur de l’enfance…) et à le faire sans prendre la moindre pincette."

Actusf : Ses textes avaient un côté transgressif, jouant souvent avec le fantastique, et avec des titres chocs : « Hitler peignait des roses  », « Je n’ai pas de bouche et il faut que je crie », « Je vois un homme assis dans un fauteuil, et le fauteuil lui mord la jambe  », etc. Quelles sont pour toi les caractéristiques de son écriture ?
Pierre-Paul Durastanti : Ellison a fort peu écrit de science-fiction, et il le revendiquait fièrement. Non, c’était un auteur de fantastique et/ou d’horreur. Sui generis, en fait. Je tends à le ranger aux côtés des vrais originaux comme Kafka, Schulz, Cortázar, Ballard… Il écrit bien, parfois dans un mode très incantatoire ; il n’hésite pas à aborder des thèmes dérangeants (la violence, notamment faite aux femmes, l’avortement, la disparition du lien social, la douleur de l’enfance…) et à le faire sans prendre la moindre pincette. Par contre, il y a aussi un Ellison tendre, très bradburyen, qui rend à merveille la nostalgie. Quand on trouve les deux dans le même ouvrage, voire dans le même texte, c’est percutant.
 
Actusf : Il a fait finalement assez peu de romans, c’était vraiment la forme courte qui lui convenait ?
Pierre-Paul Durastanti : Oui. C’était un type impatient, et je pense que le roman ne lui convenait pas. Des essais non menés à terme ont donné quelques belles novellas, d’ailleurs. En parallèle, on le connaît bien davantage pour des scénarios courts, d’épisodes de série télévisée.

"Il estimait par ailleurs que la télévision était une chance formidable pour se cultiver, s’élever en se distrayant, mais qu’elle choisissait trop souvent la pire médiocrité."

Actusf : Il a une sorte d’histoire avec le cinéma. On pense à I, robot avec Isaac Asimov, Star Trek, The Twilight Zone, Babylon 5. A-t-il pu s’exprimer aussi librement que dans ses récits ?
Pierre-Paul Durastanti : Ah, non, il avait un rapport d’amour/haine avec le médium. Il n’a vu porté sur grand écran qu’un seul de ses scénarios – un navet hors genre –, il a été viré de chez Disney au bout d’une journée parce que Roy, le frère de Walt, l’a entendu décrire à ses collègues un scénario de dessin animé porno mettant en scène les personnages iconiques du studio (!), et il a donc surtout bossé pour la télé. Mais même là, ça n’a pas été sans mal, et les conflits n’ont pas manqué, y compris sur des réussites avérées comme son seul scénario pour Star Trek, « Contretemps », ou sur une série qu’il avait lui-même créée, The Starlost, etc. Il haïssait avec virulence les studio executives et les comptables du milieu ; il a joué à ces gens des tours pendables quand il s’estimait lésé. Il s’était même inventé un pseudonyme pour signer les scénarios qu’il estimait trahis : Cordwainer Birdto flip the bird », c’est « faire un doigt d’honneur ») Il estimait par ailleurs que la télévision était une chance formidable pour se cultiver, s’élever en se distrayant, mais qu’elle choisissait trop souvent la pire médiocrité. Ses deux volumes de critiques acerbes sur ce qu’il appelait le « téton de verre », non traduits, valent le déplacement.
 
Actusf : Qu’est-ce qu’on peut en retenir ? Qu’est-ce qu’il faut regarder de lui ?
Pierre-Paul Durastanti : Ses deux épisodes d’Au-delà du réel, « Soldat  » et « La main de verre ». Son Star Trek, «  Contretemps ». « Le jour de la déchirure », adapté de « Le septième jour » que je citais plus haut, épisode de La quatrième dimension, la reprise en couleurs (série diffusée ici sous le titre très con de La cinquième dimension, sur la 5 période Berlusconi). Ceux qui ne connaissent pas Babylon 5, la série SF géniale de J. Michael Straczynski (le coresponsable de Sense8), peuvent rattraper leur retard en toute confiance : Ellison était consultant sur les scénarios. Et en cherchant bien (ahem), on doit pouvoir trouver (ahem) le documentaire Dreams With Sharp Teeth qui lui est dédié et qui est aussi fascinant qu’éclairant. Robin Williams y apparaît longuement ; on voit leur complicité, c’est chouette.


 
Actusf : C’est également l’homme des polémiques, comme celle sur Star Trek ou Charles Pratt, qu’est-ce que cela dit de lui ?
Pierre-Paul Durastanti : Que c’était un bonhomme pétri de contradictions. Il y a aussi eu un incident désastreux avec Connie Willis qui ne le grandit pas. Mais c’était un prosateur exceptionnel, aux colères souvent justifiées.
Par-dessus tout, il défendait la condition d’écrivain avec véhémence et j’imagine comment, s’il avait été français, il aurait réagi face à la réforme que le gouvernement français prépare à ce sujet. On aurait bien rigolé !

"Et en tant que novelliste, c’est un écrivain de tout premier plan, versatile, exigeant, capable d’horreur comme d’humour, de mélancolie comme de brutalité, mais dont on mesure mal l’envergure en France [...]"

Actusf : Finalement, quelle est sa place dans l’histoire de la science fiction ?
Pierre-Paul Durastanti : Il faudrait donc élargir au fantastique, mais elle me paraît très, très importante. Il a changé à lui seul le visage du genre avec Dangereuses visions ; on ne peut pas nier qu’il y a un avant et un après. Comme scénariste, le peu qu’il a pu faire sur ses propres critères reste remarquable ; les hommages ces jours-ci dans la presse spécialisée (Variety, Hollywood Reporter…) ne manquent pas de le rappeler. Et en tant que novelliste, c’est un écrivain de tout premier plan, versatile, exigeant, capable d’horreur comme d’humour, de mélancolie comme de brutalité, mais dont on mesure mal l’envergure en France (euphémisme) : avec notre pays, et en dépit du vrai champion qu’a été Jacques Chambon, il s’est agi d’un rendez-vous manqué. Pour l’instant, du moins. Faire l’effort de chercher ses livres, ce qui est tout de même beaucoup plus facile de nos jours, c’est s’embarquer dans une aventure littéraire qui n’a guère d’équivalent. Et ça vaut vraiment le coup.

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