Avant 2008, Jacques Barbéri n’avait pas publié de roman depuis
Le Crépuscule des chimères en 2002. L’année dernière est ressorti
Narcose chez La Volte, précédemment édité par Présence du Futur en 1989, avec en supplément un CD composé par l’auteur et ses complices musicaux. Premier volet d’un cycle jusqu’ici inachevé,
Narcose fut suivi en 1992 par
La Mémoire du crime, objet de la présente réédition, toujours chez La Volte. L’éditeur prévoit de sortir l’année prochaine le troisième tome, inédit,
Le Tueur venu du Centaure.
La Mémoire du crime n’est pas à proprement parler la suite de
Narcose. Il s’inscrit dans le même univers et possède quelques liens scénaristiques ténus avec son prédécesseur, mais peut se lire indépendamment. Il n’empêche qu’il serait dommage d’être passé à côté de
Narcose, dont on dit
ici et
ici tout le bien que l’on en pense.
À la recherche du meurtrier de Pricilla Harry Botkine est un rodéomane, dont l’art qui l’a rendu célèbre consiste à composer des cocktails biochimiques à partir de fragments de romans, le tout étant envoyé directement dans l’organisme des spectateurs. Mais quand il reçoit un cocon contenant le corps de sa compagne Pricilla, et que celui-ci se liquéfie au bout de quelques minutes, son univers s’écroule. Faisant disparaître les traces de peur d’être accusé du crime, il décide de partir à la recherche du meurtrier de son amie. Mais Harry n’est pas aussi libre qu’il le pense et pourrait bien être manœuvré. Dans un monde où les manipulations génétiques et biochimiques rendent les apparences trompeuses, difficile en effet de savoir qui sont ses amis ou ses ennemis. Même quand on appartient à la haute société de Narcose.
Sur les chapeaux de roue On l’avait déjà remarqué dans
Narcose : Jacques Barbéri ne perd pas de temps pour installer son intrigue. Celle-ci démarre sur les chapeaux de roues par la découverte du corps de Pricilla. Harry est alors embarqué contre son gré dans une aventure dont il ne maîtrisera presque jamais le déroulement. C’est le propre du héros barbérien : il est dépassé par les événements. Il n’a ainsi aucune longueur d’avance sur le lecteur, qui découvre en même temps que lui les fils de l’intrigue à une vitesse hallucinante. Pas le temps de s’ennuyer : le roman défile sans que l’on puisse le lâcher, il nous happe et nous bouscule à un rythme effréné, jusqu’à l’apothéose du dénouement. Pour autant, nous ne sommes pas perdus : par petites touches, l’auteur décrit son univers déjanté et hallucinatoire, et les pages de
La Mémoire du crime foisonnent de trouvailles et d’idées de science-fiction. Ici, la technique est au service de l’histoire. Rien n’est écrit au hasard chez Barbéri, chaque élément a son rôle à jouer. S’il a choisi pour héros un artiste rodéomane, ce n’est pas pour rien.
L’empire de la chair L’art est d’ailleurs au centre des débats. Si
Narcose jouait sur les métaphores autour de la création artistique, c’est ici de façon un peu plus concrète que l’auteur utilise les talents de Harry. Même si le jeu symbolique subsiste par moments. Autre thème fétiche de Barbéri : la chair, dans tous ses états. Le corps est tantôt un simple morceau de viande, tantôt pourvoyeur et réceptacle d’un érotisme que l’on peut parfois trouver malsain. Mais là encore, rien de gratuit. La chair et les fluides corporels sont des personnages à part entière du roman. Du corps de Pricilla à la sudation quasi permanente de Harry, en passant par les transfusions sanguines totales, les corps se vident de leurs liquides internes, symbole d’une vie qui s’échappe inéluctablement, équivalent de la fuite perpétuelle de Harry pour échapper à un destin qu’il ne contrôle pas. Symbole aussi de la mémoire du héros qui prend aussi la tangente par moments.
Et, comme dans
Narcose, le lecteur aura droit à la valse de la chair : manipulations génétiques, greffes d’appendices de toutes sortes et de toutes fonctions, remplacement des têtes humaines par des têtes d’animaux… Le corps, désuni, ne constitue plus le réceptacle indivisible de l’identité. Son morcellement et ses transformations correspondent à celui des personnalités et, par là même, des perceptions de la réalité.
Quand vérité et réalité ne correspondent plus Car la réalité, dans la ville de Narcose, est quelque chose de fuyant, d’instable. Harry se pose en permanence la question de savoir s’il n’est pas devenu fou. La folie, à ce stade, devient d’ailleurs, peut-être, le seul refuge possible pour ne pas céder aux illusions. Des illusions qui sont autant de vérités individuelles ne concordant plus entre elles, et ne constituant plus l’étalon de la réalité :
« Il faut entretenir l’illusion, Harry, sans cesse. Le monde entier ne vit que de ça. De nos jours, la réalité n’a plus aucune espèce d’importance, vous comprenez, et lorsque je dis réalité, cela n’a rien à voir avec la vérité. La vérité existe en tout lieu et dans toutes les têtes. La vérité est la forme d’illusion la plus répandue ». C’est la même thématique que l’on retrouvait dans
Narcose, Barbéri s’amusant à brouiller les pistes. D’ailleurs le dénouement de
La Mémoire du crime se raccroche avec certains éléments centraux de
Narcose à ce sujet.
Un second volume aussi génial que le premier Jacques Barbéri a désormais la pression : après deux romans aussi bons que
Narcose et
La Mémoire du crime,
Le Tueur venu du Centaure se doit d’être à la hauteur. Mais s’il applique les mêmes recettes que pour ces deux premiers romans – une intrigue dynamique et directe, un jeu sur la réalité et l’identité –, nul doute que l’auteur réussisse son coup.