Christian
- le 27/09/2018
Dons
Qu’ils accordent la primauté à la sociologie, à l’anthropologie d’une société exotique, qu’ils explorent les arcanes de la vérité humaine, les romans d’Ursula Le Guin sont toujours des témoignages d’une profonde humanité. Leur lecture, éclairante et pénétrante, est chaque fois l’occasion d’un dépaysement qui ramène les personnages à leur condition d’être naturel et social et renvoie le lecteur face à lui-même.
Dans la production littéraire de l’un des grands auteurs classiques de la science-fiction (Le Cycle de l’Ekumen) et la fantasy (Le Cycle de Terremer), la trilogie des Chroniques des Rivages de l’Ouest est une œuvre tardive, bibliographiquement isolée, bien qu'elle renvoie, sur le ton, au monde de Terremer. Elle a été publiée en anglais de 2004 à 2007. Ce premier tome, Dons, a reçu le Pen/USA Award en 2005. Le troisième volet, Pouvoirs, a été couronné du prix Nebula du meilleur roman en 2008. Édités en français par L’Atalante, dans la collection Dentelle du Cygne, la sortie des trois ouvrages a été programmée de mars 2010 à avril 2011. Autant dire qu’il s’agit d’œuvres mûres, réfléchies, où la distance, l’expérience et la connaissance de la psychologie humaine imprègnent tous les personnages, à l'image des romans de Marguerite Yourcenar.
Le refus du don
Le jeune Orrec vit dans les collines des Entre-Terres avec son père Canoc, sa mère Melle et Gry, sa charmante voisine. Gry a le don de parler aux animaux, mais à quatorze ans le don d’Orrec ne s’est pas manifesté. Comme son père, il devrait avoir le pouvoir de « défaire », de dénouer les nœuds, de faire crouler les choses et de démantibuler les êtres vivants, d’un seul regard. Mais Orrec ne veut pas tuer, ne veut pas détruire et refuse de s’entraîner à exercer son don.
À l’occasion d’un voyage à cheval avec Canoc et Alloc, il tue sans s’en rendre compte un serpent qui allait mordre son père. Plus tard, sans le vouloir, il dévaste un coin de terre d’un geste d’humeur. À l’instar de son grand-père Caddard, il a hérité d’un don sauvage dont il ne contrôle pas la puissance. Dès lors, comme son aïeul, il décide de se bander les yeux et de se munir d'une canne. Il inspire de la pitié dans son entourage, mais cette bride à son pouvoir impressionne fortement les habitants des alentours.
À commencer par le brantor Ogge qui récupère peu à peu les Terres jouxtant sa propriété. Il offre une jeune parente en mariage à un Orrec aveugle pour que la force du don soit préservée, mais ce n’est pas sans arrière-pensée.
Le don des dons
Si Ursula Le Guin a choisi de mettre son titre au pluriel (« Gifts »), c’est qu’elle traite non seulement des pouvoirs magiques des familles des Entre-Terres, mais aussi des dons de soi qu’ils impliquent. Un grand pouvoir exige une grande discipline. Pour perdurer à travers les âges, les familles doivent marier leurs enfants en tenant compte du couplage des dons. C’est donc aussi le don des enfants à la survie des dons qui est mis en lumière. Orrec devrait tomber amoureux de Gry, mais la survie du don l’amène à accepter l’offrande du brantor Ogge : sa petite-nièce. Le père d’Orrec s’est vu refuser autrefois le don d’une compagne douée d’un pouvoir et sa femme, Melle, lui a été offerte lors d'une rafle. Il accepte donc avec satisfaction le don du sang filial de la part de son ennemi. En échange, il livre son fils, la paix et la protection du don. Mais l’échange de dons ne s’arrête pas là. Le fils doit redonner au père ce que le père lui a donné : la preuve qu’il maîtrise le don héréditaire. Dans ces terres montagneuses, les relations humaines sont affaires de dons. D'échanges, dons à dons. Ce troc symbolique non marchand rend ce monde fascinant et très éloigné du nôtre.
Comme dans les autres ouvrages fantasy d’Ursula Le Guin, l’essentiel n’est pas dans le scénario, mais dans ce que vivent et pensent au présent les personnages. Comme si la découverte anthropologique prévalait sur les événements. Ses récits valent par ces petits gestes et ces grands sentiments qui animent des personnages réservés, luttant comme des animaux libres, mais soumis aux caprices de la nature et des rites culturels. Ils valent par les grandeurs minuscules, les actes quotidiens de dépit et de courage, les sourires, les silences, les moues de personnages rendus authentiques par leur profondeur psychologique. Les rapports entre Orrec et son père sont d’une grande noblesse, dignes, d’apparence froide, mais d’une grande chaleur intime, ils sont d’une grande intelligence et d’une grande finesse émotionnelles. Ceux d’Orrec avec sa mère sont empreints de tendresse, de compréhension, de subtilité et de respect mutuel. La lutte verbale, symbolique, entre Ogge et Canoc pour le contrôle des terres est très habilement conduite.
Plus qu'un message, qu'une histoire, on retient ces moments de vérité, les travaux quotidiens, la complicité avec les chevaux et les chiens, la rencontre avec un voleur des Basses-Terres, la solidarité familiale, la magie de la lecture, la maladie de Melle, les contes maternels qui enchantent à leur tour le récit.
Aux concentrations urbaines et au brouillage des émotions, Ursula Le Guin préfère les habitats clairsemés et la force brute des sentiments, où le rapport à la terre et aux animaux vaut le rapport entre les hommes. En s'aveuglant d'un bandeau, Orrec se laisse guider par un chien, sa tête se vide, il devient lui-même un "animal à six pattes". Au nom du don, il rejette le monde des hommes, qui le craint. C'est une jeune fille, Gry, libre comme le sont les femmes avant le mariage (si l'on s'en tient à la vie de Melle à l’ombre de son mari), qui le conduira à ouvrir les yeux sur son don.
La photo d'un jeune chevelu costumé tenant dans ses mains une explosion de lumière sur la couverture évoque les romans ados en vogue (Les Chevaliers d’Emeraude, Gone…) et renforce la connotation Jeunesse de la trilogie. Il est question, en effet, du parcours initiatique d’un garçon qui, devenant jeune homme, découvre son pouvoir (métaphore du passage à l'âge adulte, métaphore de la pulsion sexuelle devenue pulsion magique). Il saisit le changement de ses relations aux autres et entrevoit la charge de ses responsabilités futures. Il choisit de rejeter (le bandeau) ou d'accepter (l'amour) le monde adulte qui s'offre à lui. Mais il doit payer de sa personne et le prix en est le don. Il n'est pas certain, cependant, qu'il faille prendre cet éveil au premier degré. Le don c'est aussi la métaphore de la puissance, de la maîtrise, de la connaissance. Celle de l'explosion humaine des derniers siècles. Refuser le don, c'est aussi un parti pris écologique. Une façon de renoncer à son destin meurtrier et à assumer sa solidarité avec la nature. Gry refuse de parler aux animaux pour les attirer dans des pièges ; Orrec veut créer, il refuse de "défaire". Le respect de la vie conduit au refus de la folie meurtrière, qui n'est utilisée qu'à titre de dissuasion. Ursula Le Guin nous propose ainsi plusieurs niveaux de lecture. La Chronique des rivages de l'Ouest peut être lue indifféremment par des adolescents ou des adultes.
La langue d’Ursula Le Guin est lente, onctueuse, veloutée. Par succession de phrases courtes, elle s'étale dans le temps. Elle décrit les sentiments, les êtres, les objets, plus que les mouvements. Elle les décrit sur un ton nostalgique et doux, sans apitoiement. Comme une mythologie continue du vécu. Les dialogues ne sont jamais bavards. Les personnages vont à l'essentiel. La douleur et la nostalgie ne sont jamais larmoyantes. Toutes les émotions sont contenues. Il y a toujours de la dignité dans la joie et la souffrance.
Un livre envoûtant et sage où la conteuse de Terremer met à profit ses dons pour amplifier ceux de ses personnages.