Avec plus de vingt romans et plus de trente nouvelles publiés entre 1977 et aujourd’hui, Joëlle Wintrebert n’en est plus à ses débuts. Comment expliquer alors que, jusque-là, seul un recueil de ses nouvelles ait été rassemblé ?
Hurlegriffe, paru en 1996 aux éditions Encrage, regroupait dix textes courts. En 2009, sept de ces titres sont repris, augmentés de onze autres pour constituer
La Créode, un assemblage raisonné qui permet de pénétrer, en douceur, l’univers cohérent, violent et imagé de Joëlle Wintrebert. Ce recueil est maintenant disponible au format numérique sur
la plateforme du Belial.
Complète le volume, une préface en forme de mosaïque-hommage d’Yves Frémion, moins éclairante que la postface signée de l’auteur elle-même, l’essai analytique de Roland C. Wagner ou l’entretien mené par Richard Comballot.
Explorer des hypothèses Avec les dix-neuf textes de
La Créode, Joëlle Wintrebert pose des hypothèses sur l’humain, qu’elle étire et explore, jusqu’à leurs limites.
Comment vivrait-on dans une société capable de différer le plus longtemps possible les signes de la vieillesse ? Quelles capacités nouvelles développeraient des enfants laissés en autarcie ? Que se passerait-il si la parthénogenèse devenait le mode de reproduction des hommes ? Que deviendrait le monde si les visées les plus extrêmes du féminisme se trouvaient réalisées ? Que se passerait-il si on enfermait deux esprits, féminin et masculin, dans le corps d’une femme ? Quel prix faudrait-il payer pour vivre en paix durablement ? Jusqu’où pourrait-on aller si l’on pouvait enregistrer la personnalité et les souvenirs de ceux qu’on aime ?
Voici quelques-uns des questionnements au départ des textes de ce recueil. Les réponses, jamais simples valent assurément le détour. Qu’il s’agisse de récits aux arguments scientifiques très développés, d’univers entièrement créés ou de mondes presque contemporains, ils donnent vie à des êtres semblables à nous et représentent autant de fables modernes.
Unité, dualité, altérité Au-delà de la diversité des idées, les textes affichent une remarquable communauté de thèmes. L’unité perdue de l’androgyne d’origine, se retrouve directement illustrée dans des textes aussi différents que
La Créode et
La Déesse noire et le diable blanc. La dualité homme/femme se retrouve, elle, dans presque tous les textes. Richesse, injustice, erreur, souffrance, cette réalité est cent fois explorée, sans perdre de son mystère.
En écho, on retrouve des oppositions fortes : jour/nuit, blanc/noir, guerre/paix, enfance/vieillesse, amour/mort, passé/futur, etc., qui ne se contentent pas de se tourner le dos, mais s’observent, s’affrontent, se séduisent, cherchent à se rencontrer.
Les cinq sens en alerte. Aux bons soins de Joëlle Wintrebert, le lecteur se rappelle qu’il possède cinq sens. Les couleurs sont éclatantes, les parfums se font langage, les surfaces sont écailleuses, molles, froides ou humides. Les personnages prennent vie, souffrent, aiment, rient. Non pas en mots seulement, mais dans leur chair.
Il ne s’agit donc pas de regarder de loin se dérouler le film de chaque nouvelle. Embarqué dans l’aventure, le lecteur partage les tourments de personnages parfaitement incarnés. Douleurs, orgasmes, dégoûts, peurs, faim et soif… rien ne nous est épargné. Pas même le suicide qui, quelquefois n’est que la meilleure issue possible.
Un recueil dangereux. On ne sort pas intact de la lecture de
La Créode. Les mots sont redoutables. Poétiques, efficaces. Certains textes refusent de vous quitter. Certaines images s’incrustent durablement dans la mémoire. L’épave putrescente d’une femme à peine morte, des cicatrices au fer rouge sur la peau d’une chauve, l’impression d’être hanté par l’esprit d’un pervers, un crâne déformé par un mollusque pensant… mais aussi les couleurs chatoyantes d’un papillon géant, les sables magnifiques d’un désert mortel… Tout devient si réel !
La Créode, de ce fait est vivement déconseillée à quiconque cherche une lecture superficielle qui ne laisserait aucune trace. Pour les autres, curieux de découvrir ou de voir autrement l’imaginaire foisonnant de l’auteur de
Chromoville, des
Olympiades truquées, de
Pollen, ce recueil mérite le détour.