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Aucune femme au monde

C.L Moore (Auteur), Arlette Rosenblum (Traducteur)
Aux éditions :   -  Collection : 
Date de parution : 01/10/21  -  Livre
ISBN : 9782369351009
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Rafaelle-Gandini-Miletto   - le 01/11/2021

Aucune femme au monde, male gaze contre métal

La collection Dyschroniques des éditions le passager clandestin exhume des nouvelles de science-fiction ou d’anticipation des années 1950 aux années 1980, grands noms et plumes moins connues, pour faire rencontrer les futurs d’hier et de demain.

Aucune femme au monde (No Woman Born [1944]) de Catherine Lucille Moore, traduction d’Arlette Rosenblum, a ainsi été revue par Dominique Bellec et republiée. Cette novelette (nouvelle longue) noue le motif du robot avec celui de la femme pétrifiée par le désir masculin et semble les subvertir, dans un récit où le science-fictionnesque prend une tonalité fantastique.

Category is: trouble

Tout comme le zombie, le robot est un monstre moderne reposant sur le fait d’être à mi-chemin entre deux catégories. Le vampire représente la marginalité, le loup-garou la dualité. Les créatures monstrueuses créées plus récemment le sont par leur ambiguïté, insupportable dans une société fondée sur des frontières cartésiennes.

Le zombie moderne (non pas son inspiration vaudoue) est un mort-vivant : entre les morts et les vivants. Le robot (terme créé en 1920) se situe entre l’humain et la machine (« une mutation à mi-chemin entre chair et métal »).

Faut-il traiter un zombie comme un vivant ou comme un mort ? Faut-il traiter un robot comme un humain ou comme une machine ? Toute la littérature sur le sujet est une variation sur ce questionnement.

Les gynoïdes ne sont pas des androïdes

Monsieur Robot nous questionne sur les frontières de l’humanité. Il ne traite généralement pas de virilité. En revanche, madame Robot nous parle de féminité. Dans Aucune femme au monde, le mot femme ne désigne par un personnage qui se trouve être une femme, il désigne la femme, son image idéale essentialisée.

Aucune (autre) femme au monde

Aucune autre représentante du genre féminin n’est d’ailleurs évoquée dans la novelette. Il y a Deirdre, son impresario, son constructeur, et les masses anonymes du public. L’intrigue révèle que la tragédie de Deirdre n’est pas l’inhumanité mais la solitude. Or elle est bien la seule robote oui, mais aussi la seule femme. Peut-on y voir une préoccupation de l’autrice ? Catherine Moore, pionnière de la SF acclamée par les plus grands et à qui l’on doit des personnages comme, dès 1934, la guerrière Jiril de Joiry, est la 2e femme à entrer au Science Fiction and Fantasy Hall of Fame, à titre posthume. À ce jour, sur une centaine d’écrivains, on compte quinze autrices.

Beauté fatale

« Jamais depuis aucune femme au monde n’est venue aussi belle », chante le poète cité dans les premières pages. La première et principale caractéristique de l’héroïne, Deirdre, actrice, danseuse et chanteuse, est sa capacité à plaire aux hommes.

Le cerveau de cette idole au corps détruit dans un incendie a été relié à un ensemble d’anneaux métalliques assemblés en silhouette humanoïde. Les premières craintes évoquées par les personnages ne concernant pas le retour lazaréen, le changement de sens et de perceptions, la singularité exceptionnelle (cela viendra plus tard). « Elle avait été la plus ravissante créature », ouvre l’incipit : les premières craintes concernant sa beauté. A-t-elle été préservée ?

Des muses aux gynoïdes

Cet angle s’inscrit dans la tradition des gynoïdes : dès que le robot est elle, la dimension femme-objet plane. Une chose sans personnalité ni agentivité, à la beauté et à la jeunesse éternelles offertes à la contemplation, sans volonté pour s’opposer à son usage. Il ne s’agit pas seulement de l’Olimpia d’Hoffmann, de l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, de la Maria de Fritz Lang, de l’Helen de Lester del Rey : toutes créatures de pierre ou de métal de forme féminine servant de support au désir du héros masculin qui se tourmente.

C’est un motif plus ancien, et plus large, qui remonte au moins à Laure et à Bérénice, muses de Pétrarque et de Dante. Comme la gynoïde, vie créée par un mâle ingénieur, la muse permet à l’inspiré d’accéder à la création, de se hisser au-dessus de sa condition pour acquérir des caractéristiques divines. Elles ne sont pas des personnes, mais des outils et moyens. Et ainsi, il est juste de les posséder.

La subversion du motif

Catherine Moore reprend une partie de ce motif, avec entre autres le soin apporté à la description du charme hypnotique de Deirdre sous toutes ses formes, ou encore le lourd regard des personnages masculins comme focalisateur principal, mais en subvertit une autre part.

Tout d’abord, Deirdre est le personnage principal par qui l’intrigue avance. Le personnage-narrateur, son imprésario, est falot et totalement passif.

Ensuite, elle déclare (nous sommes en 1944 : si la situation aux États-Unis est plus avancée, en France par exemple, les femmes n'ont pas le droit de voter ni de gérer leurs biens et doivent demander à leur mari l'autorisation de travailler) :

« Écoute-moi, John ! Voilà encore une idée que Maltzer et toi allez devoir vous sortir de la tête. Je ne lui appartiens pas. [Il pourrait être payé pour le travail qu’il a fait sur mon corps.] Mais il ne le possède pas ni ne me possède moi. »

Maltzer, l’ingénieur génial, lui a forgé un nouveau corps de métal, mais désormais qu’elle l’habite, il lui appartient à elle : elle est maîtresse de son propre corps, chair ou métal.

Enfin, elle fait mentir les sombres prédictions qui lient son humanité à sa féminité et sa personnalité à sa sexualité.

« Bien sûr qu’elle ne peut pas rivaliser avec [cette autre actrice] ! s’exclama [Maltzer] avec irritation. Elle n’a pas de sexe. Elle n’est plus une femme. […] Elle a perdu en elle tout ce qui faisait en elle l’essence de ce que le public désirait. […] L’un des stimuli les plus puissants pour une femme dans son genre est la conscience de l’émulation sexuelle. »

Deirdre n’a plus de sexe, et plus de visage. Pourtant, dans ses choix, sa voix et ses mouvements, elle conserve et exprime sa personnalité, et triomphe.

Sortir de l’humanité ou sortir du désir ?

S’affranchir

Deirdre est toujours adulée. Mais il y a autre chose. Dans la suite du même dialogue que celui cité plus haut, Maltzer dit :

« Vous vous rappelez comme elle étincelait quand un homme entrait dans la pièce ? Rien de cela n’existe plus, et c’était une donnée essentielle. »

Plus tard, John l’imprésario conviendra que « la nécessité [pour Maltzer] d’affirmer sa suprématie [sur Deirdre] était une nécessité qu’il admettait » du fait de leur intimité « si semblable au mariage ». Mais Maltzer sera incapable d’affirmer quelque suprématie. Deirdre est passée au-delà de sa portée. Elle a perdu des sens humains mais en a gagné d’autres.

C’est une surprise pour les personnages masculins convaincus de sa fragilité, gravement handicapée qu’elle serait par la sortie de ce désir masculin qui lui donnerait son charme et sa vitalité. Quand Deirdre se fait moins charmeuse, plus impassible, quand elle rend plus difficile aux hommes de l’atteindre, les personnages y voient une « conversion à la métallicité » qui éloigne son humanité.

Maîtriser son image

Or c’est du regard désirant masculin qu’elle s’extrait selon son gré. Maintenant que tout son charme est dans sa voix et son mouvement, elle ne peut plus être une figure passive de contemplation. Elle est charmante quand elle bouge ; quand elle le décide ; autrement, elle retire sa beauté du regard extérieur.

Il est d’ailleurs assez transparent que tout dans son apparence physique, de son visage sans traits en forme de heaume doté non d'yeux mais d'une fine meurtrière à sa chasuble de mailles métalliques, en passant par ses pieds en solerets, évoque une armure de chevalier. Non seulement elle possède pleinement son corps, mais elle maîtrise totalement la façon dont il est perçu : elle peut avoir l’air humaine (et désirable) ou inhumaine (et effrayante) à sa guise.

Les lesbiennes sont-elles humaines ?

Quand Monique Wittig écrit « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », elle indique que le mot « femme » renvoie à l’une des deux catégories (l’autre étant « homme ») engagées dans le rapport dialectique de l’hétérosexualité (et des rapports familiaux et in fine sociaux qui en découlent). C’est le rapport dialectique, un rapport de pouvoir dépendant des conditions culturelles, qui crée les catégories sociales différenciées d’homme et de femme et non la biologie.

Une lesbienne, s’extrayant en partie (sur sa vie privée, sinon sa vie publique) de ce rapport, sort de la catégorie « femme ». Deirdre peut choisir d’entrer dans un rapport « d’émulation sexuelle » (hétéronormée) mais elle peut aussi choisir de s’en extraire complètement. Si on détricote les liens que tissent les personnages entre humanité, féminité et séduction hétérosexuelle, c’est finalement cette sortie de sa catégorie sociale de femme qui est au cœur des interrogations et tourments des personnages, plus que sa sortie de la catégorie d’humains de chair.

Laissons la conclusion à Deirdre qui s’autodétermine :

« Je ne suis pas… eh bien, sous-humaine, déclara-t-elle avec une légère note d’indignation dans la voix. […] Il y a une erreur dans votre raisonnement, et elle me blesse. Je ne suis pas un monstre de Frankenstein fait de chair morte. Je suis moi-même, vivante. Vous n’avez pas créé ma vie, vous l’avez seulement préservée. Je ne suis pas un robot, avec des impulsions préenregistrées auxquelles je dois obéir. Je suis libre de ma volonté et indépendante, et, Maltzer…, je suis humaine. »

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